Le fait d'avoir une maladie chronique, nous oblige à redéfinir certains termes que l'on pensait avant immuables. Les mots du dictionnaire se complexifient. Les concepts deviennent plus profonds à l'aune d'un tel changement dans son existence. Tout du moins, si l'on accepte de s'y confronter, de prendre le temps de savoir qui parle, et dans quel but.
Pour ma part, cette nouvelle définition de la vie a des conséquences majeures sur la manière dont j'aborde mon quotidien.
- S'adapter en permanence.
Je n'ai pas le choix, je dois m'adapter en permanence à la dégradation de mes articulations, aux douleurs, à ma fatigue. Rien n'est fixe, bien au contraire. Je n'ai aucun problème de fond avec cette idée simple, que la vie est un perpétuel mouvement. Toutefois, vivre avec un rhumatisme c'est vraiment être confronté très souvent à cette évidence de toute existence. Je vais devoir par exemple, prévoir mes plus grandes sorties. Si je suis invitée un soir, alors je vais m'arranger pour mettre en place un moment de sieste et ainsi m'assurer avoir suffisamment d'énergie à l'instant T. Je vais par exemple, ne jamais prévoir deux sorties, deux soirs d'affilés, ou éviter de sortir après le travail, car je manquerai immanquablement d'énergie. De la même manière, je prévois quelques jours de repos, au calme à la maison, entre la fin des congés et la reprise du travail. Toujours dans le but de préserver au mieux le peu de capital énergie dont je dispose. Lorsque je suis vraiment bloquée le matin, je prévois soit une séance rapide de yoga, soit j'essaie de poser une journée de télétravail supplémentaire. Lorsque cela fait plusieurs jours d'affilés, que le niveau des douleurs augmente, j'organise un rendez vous avec mon médecin; même si cela signifie réorganiser totalement le planning familial. De la même manière, j'ai appris à interroger douleur et fatigue, à en faire le suivi, afin de déterminer si je dois prendre des anti-inflammatoires, des anti-douleurs, les deux, un rendez-vous médical. Au quotidien, l'on s'adapte. Ce n'est pas une vie programmée des mois à l'avance, c'est vraiment au jour le jour. Même pour mes plus grands projets, je peux aussi être amenée à prévoir les cas où cela n'irait pas. J'aime voyager, j'aime marcher, j'aime la culture. Pourtant lorsque je prépare un voyage, il y a trois niveaux de visites différents, que j'adapte sur place en fonction de mon niveau de fatigue et de dopage (puisque les anti-douleurs que je prend sont classés substance dopante dans les compétitions sportives).
- Vivre avec des limites.
L'intitulé est un bon résumé de mon quotidien. Je suis confrontée à mes limites, plusieurs fois par jour. De quelles limites parlons-nous? Des plus simples, lorsque durant une poussée inflammatoire, l'on met plus de 20 minutes pour faire 200 mètres. Ma démarche cabossée, ne me permettant aucunement d'être comparée à une enfant en bas-âge qui apprend à marcher, j'ai bien plus l'air d'une mémée qui déambule. Nous avons tous connu la frustration face à une ouverture facile d'emballage ultra-récalcitrante. Pour ma part, je connais régulièrement cette frustration. Je n'ai pas toujours la force nécessaire pour dévisser un bouchon de bouteille d'eau, ouvrir un pot de confiture, lever un opercule de yaourt. Les courses peuvent devenir un véritable parcours du combattant. Il m'arrive de renoncer à acheter mon huile d'olive, alors que j'en ai vraiment besoin. Impossible de porter autant de charge, ma capacité de portage ne fait que se réduire. De même, je peux écourter une sortie, tout simplement car je commence à tomber de fatigue. Assez simple, lorsque j'ai été au parc, à la bibliothèque, à deux pas de la maison. C'est une autre histoire, si la sortie était dans un parc d'attraction, un cinéma, un musée, et qu'il faut compter le temps de transport. Je devrais davantage dire ajouter la fatigue du transport. Tous les habitants des grandes métropoles françaises, connaissent le niveau de fatigue déclenché par un bouchon, un métro bondé, un bus surchargé. Au moins, de ce point de vue, j'ai atteint une égalité presque parfaite, étant déjà instable sur un sol non mouvant. Toutes les modalités de déplacements, m'épuisent. Les vibrations, d'un train, d'un avion, d'une voiture, d'un bus me déclenchent des douleurs. Et comme tout le monde, le fait de fréquenter des lieux bondés, joue sur mes nerfs. Roller, skate et vélo sont devenus compliqués. Pourtant j'étais une pratiquante régulière des trois, adolescente. Il me reste la marche. J'adore marcher, j'ai toujours aimé marcher, mais je dois prévoir large.
- Renoncer.
A force de frustrations, l'on fini par renoncer à certaines choses. Le renoncement, fait aussi parti de mon quotidien. Je renonce à cumuler travail et sortie le même jour. Je renonce à parcourir 800 kilomètres en deux jours, même pour un événement familial majeur. Je renonce à emmener mon enfant à la piscine une après-midi de vacances, car le matin nous avons simplement fait les courses. Je renonce à une activité de loisir, parfois au dernier moment, parce que je suis fatiguée. Je renonce à mon égo, je fini par demander de l'aide, car il faut bien que je le mange ce pot de yaourt. [Qu'en sera-t-il quand je n'arriverai plus à me coiffer, à avoir suffisamment d'amplitude dans les bras, de souplesse pour passer un col?]. Je renonce à porter de jolies chaussures, que des chaussures pratiques, que je suis en capacité d'enfiler seule.
Le rhumatisme n'est absolument pas grave comme maladie. Non, on n'en meurt pas [enfin, sauf pour la cardiopathie]. Mais sa présence au quotidien, nous fait renoncer de plus en plus souvent. Sa présence, est réelle. La maladie chronique, c'est un boulet accroché à nos pieds. Boulet, qui est la plupart du temps invisible pour les autres. Les philosophes, nous expliquent que la liberté s'acquiert par le renoncement au reste. Être libre c'est faire des choix. Faire des choix c'est forcément renoncer. L'idée a beau être belle, il n'en est pas moins que ce renoncement est douloureux, car il n'est pas aussi choisi que cela. C'est notre maladie, qui par son évolution, choisi l'angle d'attaque, la vitesse à laquelle nous devons faire ses renoncements. Rien d'exceptionnel, en prenant de l'âge de devoir renoncer à certaines choses, par limite physique. Sauf que je suis loin du grand âge. Il n'y a pas de parcours linéaire préétabli. Les rhumatologues ont bien des modélisations des différents types de rhumatismes, mais ils passent leur temps à mesurer l'écart entre ces modèles et l'évolution de la maladie, afin d'adapter les soins à chaque patient. En psychologie, l'on dit des patients chroniques, qu'ils doivent apprendre à faire des deuils très régulièrement. Justement parce que le renoncement fait parti de leur vie, qu'il est imposé par une force extérieure sur laquelle ils n'ont pas la mainmise.
Tous ces renoncements pèsent. Certains sont plus facile à faire que d'autres, car qui veut aller loin, ménage sa monture. Ma monture, c'est mon corps, fragilisé, tordu, douloureux, de plus en plus impuissant, qui touche régulièrement ses limites. Ce sont bien ses renoncements cumulés qui m'ont transformée en quelqu'un de très taiseuse. Le seul vrai choix que je peux faire, c'est de renoncer à faire peser sur les gens qui m'entourent le poids de mes souffrances, dues aux frustrations que m'imposent la barre de seuil de mes limites, toujours de plus en plus basse. Et pourtant d'un autre côté, j'ai aussi besoin, que mon entourage accepte mes renoncements.
- Prioriser.
Avant de devoir faire des choix, parce que le corps ne suit plus; j'avais notamment comme priorité mon travail. J'adore mon métier, mais ce dernier m'a épuisé. Il demande une énergie, dont je ne dispose plus en quantité suffisante. Pendant un temps, après avoir constaté que mon travail dégradait fortement ma santé, j'ai cherché à trouver un équilibre entre les deux. J'ai commencé par changer ma manière de travailler pour le rendre moins épuisant. Mais d'une part, la maladie, elle, a continuée à me grignoter, d'autre part je suis très vite arriver à une insatisfaction, car je n'étais plus capable d'exercer mon métier comme je le voulais. J'ai donc accepté, d'établir une hiérarchie entre mes priorités. La santé devenant le point névralgique. Mais cela, a déclenché une profonde tristesse. Ne pas pouvoir exercer pleinement le métier que j'ai choisi, que j'aime, parce que mon corps ne suit plus. Au délà de la frustration, au délà du renoncement, c'est encore une plaie à vif. Aujourd'hui, la part la plus importante de ma vie est consacrée à mon parcours de soin et à ma santé. Sans ce travail quotidien pour prioriser une sorte d'équilibre de mon état global de santé, je ne pourrai pas de toute façon faire grand chose. Sans ce travail, cette charge mentale, ce poids émotionnel, je ne pourrai de toute façon, plus avoir l'énergie suffisante pour travailler, pour sortir de chez moi, pour voir du monde, pour voyager, pour vivre en fait. Sauf que, de part mes expériences professionnelles, mes goûts culturels, je sais aussi que la santé n'est pas simplement le fait de ne pas être malade, qu'elle est un tout. Et lorsque notre propre santé, occupe 80-90% de notre charge mentale, plus de la moitié de notre temps, le travail ne peut plus être une priorité. Le paradoxe, étant que le travail participe aussi au soin. Le fait de devoir se déplacer, être en contact avec d'autres personnels, c'est aussi occuper son cerveau à autre chose que gérer sa douleur et subir sa fatigue.
A l'instar de nombreuses femmes, avant la perte de repère, provoquée par le croisement de la maladie chronique, je mettais presque toutes mes priorités sur le même plan: famille, travail, développement personnel, culture, soin, entretien.... La fameuse charge mentale des femmes. Cette fameuse incapacité que nous avons à prioriser, à hiérarchiser. Nous sommes dans l'incapacité réelle de mener de front sans accro et avec succès, vie professionnelle, vie sociale, vie familiale, et épanouissement individuel. Pourtant, nous continuons à vouloir tout mener de front. Nous avons comme capacité extraordinaire de penser devoir tout prendre en charge seule. Et pourtant cela est impossible. De même, il est presqu'honteux de ne pas réussir un élément de sa vie. Alors que la vie est faite de hauts, de bas, que le succès, ne signifie pas forcément être au top partout. Ce sont mes renoncements successifs, qui m'ont obligé à repenser, reconstruire ce qui pour moi était une priorité, un succès, une réussite.
A force de renoncement, j'ai dû revoir mes priorités. Aujourd'hui, ce qui compte, car c'est ce qui restera de moi, c'est bien la qualité du lien que j'entretien avec mon entourage. Je suis dans l'impossibilité de rester longtemps disponible pour les autres, aussi lorsque je suis là, j'essaie d'être véritablement présente. Pas toujours évident, de compartimenter mes deux compagnes de vie, afin d'être présente dans le moment présent et avec les personnes qui sont avec moi à cet instant.
En ne citant que ces quatre points, il apparait aussi clairement que l'entourage d'un patient chronique est forcément touché. Quelque soit nos choix, nos capacités à affronter nos deuils successifs, face à notre corps de plus en plus diminué, notre entourage doit être patient, compréhensif. Pourtant, lui aussi, a le droit de vivre, et non de supporter un patient trop souvent impatient.